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Saga Monk

de Jean Pierre Müller

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          Thelonious Monk entre dans le bar, s’assoit au comptoir et commande un lait chaud. Derrière le barman qui s’affaire, les bouteilles posées sur les étagères en verre se dressent comme des buildings. Thelonious Sphere. Son drôle de chapeau. Ses chaussures en douteux reptile. Évidence. Il se lève, étend les bras et, ainsi devenu avion, se met à tournoyer. Thelonious le Spitfire. Mysterioso. Il me regarde : Ask me now ! Je m’extirpe de mon fauteuil trop moelleux, m’approche de lui et, pointant du doigt l’ensemble des bouteilles, je lui demande : Mr Monk, tout ça ? Sa radio est muette. Alors, désignant une bouteille de Gordon’s Dry Gin, je lui lance : Et ça ? Et lui enfin, de là-haut : l’hôtel de ville ! La bouteille de Wild Turkey. Et ça ? Monk : Le bureau central des contradictions ! L’enfilade de Schweppes Soda. Celles-ci ? Thelonious : Le souk ! Et derrière ces bouteilles, il y a nous, des morceaux de nous renvoyés par le grand miroir. Et la ville est immense et nous sommes innombrables, couleurs et éclats de lumière et de rire.


          La bouteille de Havana Club ? C’est Gene Tierney, comme elle est belle ! C’est aussi la Poste. Nous sommes maintenant des millions , à la fois piétons et rues, voitures et sens uniques, reflets dans les vitrines et quartiers latins : nos carrefours s’accouplent. Mon corps s’allonge, je deviens tout petit, tout bleu, tout droit. Thelonious Monk atterrit, ses ailes se rabattent et rajustent les pans de son veston. Son drôle de chapeau sourit peut-être. Mr Monk ? Deux croches. Dégage, petit ! Une noire. S’il vous plaît, tout ça ?... Une blanche. Thelonious Monk parle : Humph ! C’est Sagacity, blanc-bec. Si tu ne peux rien faire avec ça, tant pis pour toi... Il avale son lait chaud. Merci, Mr Monk, je vais essayer. Oui, Sagacity... un joli nom.

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