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Müller a vu Ithaque York

de Michelange Baudoux

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          A chaque fois qu'il remonte sur le ring, Müller frappe fort. Et à chaque fois l'année suivante, je suis surpris de le voir se remettre en selle, relever son propre gant, réinventer tous azimuts les genres nombreux qu'il a lui-même créés. Le millésime 2011 n'échappe pas à cette règle et, comme d'habitude, transgresse toutes les autres avec brio. 


          Une fois la plastique dynamitée, il fallait bien en faire quelque chose. Suite à cet avènement singulier des toiles sans cadre, on avait assisté à une escalade de concepts radicaux et revendiqués, qui a culminé dans "7x7", une tentative cyclopéenne et encyclopédique de l'artiste pour circonvenir son propre univers, qui se veut mondial, et dont il a programmé pour bientôt la publication à l'échelle globale, dans quelques grands musées.


          En attendant, pour notre plus grand plaisir, il a bien voulu sacrifier à Bruxelles, sur le grand autel de la galerie Zedes, au rituel du vernissage annuel, conviant ses meilleures toiles et les bans chaleureux, entreprenants et créatifs, de sa large famille culturelle.


          Accortes à l'accueil, et dédiées à notre guidance dans le labyrinthe Müllérien, quatre pythies bleue, verte, rouge et jaune en minirobes sérigraphiées, portent les couleurs de l'artiste dans sa facette néo-pop, héritier réclamé de la Factory warholienne. Par un de ses truchements qui me déconcerteront toujours, Jean Pierre Müller a eu l'idée exquise d'imprimer Marilyn sur la robe qu'elle enfile.


          Alors que la Circé verte me convie de manière fort sympathique aux mystères de Perrier-Jouët, je craque immédiatement pour 'More than ever' et ses entrelacs auburn de chevelure au charme fou. L'un de ces quelques beaux portraits en découpes d'aluminium peint, esquisses raffinées et mystérieuses qui donnent enfin une suite, surprenante et intime, à la révolutionnaire abolition du cadre que jusqu'ici l'artiste affirmait dans un mode plus majeur.


          Pour thématiser ce nouvel épisode de son parcours, Müller a convoqué Ulysse, qui pointe le bout de son nez antique dans la plupart des oeuvres accrochées cette année. Voeu ou constat, de départ ou de retour? Si le sens de cet Odyssée remixée me demeure ambigu, la distribution est plus claire : l'artiste en Héros, sa femme en Pénélope, sa fille en Télémaque et surtout New York dans le rôle proéminent d'Ithaque.


          Ithaque York. La ville, réduite au motif répétitif, obsessionnel, redondant, et tautologique de ses façades et de ses gratte-ciels, demeure la préoccupation majeure de Müller, comme métaphore de la civilisation, de ses profondeurs culturelles et des défis qu'elle impose à nos destinées.


          Ithaque York, alpha et oméga du devenir Müllérien, amoncelée au fond du couloir en noir, dans un désordre jaune mat, comme une volée de cubes de bois déversée sur le sol par un enfant qui s'apprête à créer.


          Ithaque York, en pantones acidulés sur fond noir, derrière un verre où l'on peut lire la promesse, faite au héros par la déesse Athéna, de l'éternel retour, m'arrache une larme.


          Dans les carnets personnels de Jean-Pierre, on retrouve en gros plan ces tours ensoleillées, absolument charmantes pour le regard et qui, dès lors qu'on peut les manipuler, livrent à nos doigts la sensualité de leurs pellicules sérigraphiées. Je retrouve ici les mystères d'une exploration nocturne, enfant, aux greniers de mes oncles décorateurs, de ces fantastiques catalogues de papiers peints où le rapport tactile avec les textures vient donner du relief aux motifs de couleur.


          Avec ces carnets, nous avons entre les mains le quotidien touchant de Jean Pierre, ses postulats pour l'art, des croquis intimes, des photos de presse, des fleurs bleues et roses baignant de coups de brosse et d'éclats argentés, et trois sucrettes de Buenos-Aires.


          Pièce homérique de l'exposition, une grande toile de mer, paradisiaque et vénéneuse comme les délices de Bosch, cadre en polyptique Alechinskyen des extraits de gravures infernales et naufrageuses, à la Dante de Gustave Doré, autour d'un portrait de famille pointilliste et charnel, couleur de terre et pétri d'amour.


          Enfin, si vous n'avez pas froid aux yeux, vous pourrez descendre aux caves de Zedes affronter le chant des sirènes, mélange audio de feulements pornographiques et de bruits de vagues, qui prêtent leur voix aux visages de noiseuses à l'oeil torve enluminées sur un tsunami d'aluminium.


          En remontant de ces mystères profonds, je croise dans l'escalier Ithaque York sur fond clair, qui rend une vie nouvelle au cliché des vues aériennes de Manhattan, redevient graphique, générique et éminemment consommable. Nous donner envie de croire encore à la civilisation, c'est bien là tout le miracle Müllérien.


          Abîmé dans les oranges saturés et les ombres portées, je revois le travelling ensoleillé de la sublime scène introductive de West Side Story, et je fredonne inconsciemment "America".


          Jean Pierre Müller a vu Ithaque York. On attend avec impatience qu'il y débarque, et nous raconte ce qu'Homère n'a pas vécu pour dire

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